« Aujourd’hui, c’est un acte militant, demain ça sera un acquis » : deux fermes du territoire expérimentent la SCOP

  • Agriculture, alimentation et circuits courts

Prenons le secteur agricole en proie à la disparition annoncée de nombreuses fermes faute de repreneurs. Ajoutons des paysan·nes qui veulent vivre de leur métier sans crouler sous le travail et les dettes. Mettons tout ça en regard des méthodes éprouvées de l’ESS pour repenser l’ordre établi entre économie, travail et société. Voilà les ingrédients du projet « Fermes en SCOP », une expérimentation menée depuis + de 2 ans pour imaginer le fonctionnement de la ferme de demain : une ferme coopérative, transmissible, à taille humaine, qui offre des conditions de travail et de rémunération dignes.

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Les Ecossolies

Transformer des fermes en coopératives où les salarié·es portent collectivement les risques et partagent les bénéfices : on ne vous propose par un retour aux kolkhoze soviétiques ou une adaptation des kibboutz mais bien une solution pour répondre aux défis actuels du monde agricole. À l’appui, les retours d’expérience des fermes La Rousselière (Châteaubriant, Loire-Atlantique) et Bol d’herbe (Daumeray, Maine-et-Loire), bien tentées par le statut SCOP*. Depuis deux ans, elles avancent pas à pas vers un changement de statut juridique, avec l’appui des réseaux d’accompagnement à l’agriculture paysanne (Cap44, CIAP Pays de la Loire) et de l’ESS (Urscop Ouest et Les Ecossolies).

Travailler à plusieurs : la première des motivations

« Nous avions envie d’être nos propres patrons, mais pas d’être « patrons » : un fonctionnement avec des niveaux hiérarchiques ne nous intéressait pas. Nous voulions impliquer davantage les salariés afin qu’ils gagnent en responsabilité. » voilà comment Ludovic Orain, co-gérant de la ferme de la Rousselière raconte son envie d’expérimenter un autre fonctionnement pour son exploitation. « C’est une manière d’équilibrer la charge à la ferme. » confirme Benoît Sénéchal, co-gérant de la ferme Bol d’Herbe. « Nous avions également des profils de salariés qui ne viennent pas du monde agricole, et des volontés de temps de travail réduit afin de consacrer plus de temps à la vie de famille ».

Une approche partagée avec enthousiasme par les salarié·es qui voient leur place évoluer : « En tant que salarié, c’est gratifiant de se voir proposer de devenir associé » explique Anthony Gatineau, salarié agricole à la ferme de la Rousselière. « Avant d’arriver à la Rousselière [il y a 3 ans] j’avais un projet d’installation avec mon conjoint » ajoute Anna Chaoui, fromagère à La Rousselière, « mais il nous fallait investir 1/2 million ! Être dans un projet SCOP en étant responsable de son atelier, c’est une manière de réaliser cette envie d’installation ».

Le statut d’associé-salarié, c’est la promesse d’un meilleur équilibre des charges de travail et d’une responsabilisation des salarié·es. Et concrètement, comment ça se passe ? « On a mis en place des réunions d’équipe hebdomadaires et on prend les décisions ensemble : accueil d’un stagiaire, contrats de travail des nouveaux salariés… Aujourd’hui, on est impliqués sur tous les sujets », explique Anna.

Un terrain d’étude pour imaginer des fermes plus viables

Ce qu’on décèle derrière ces morceaux choisis, ce sont les enjeux de transmissibilité et de protection sociale devenus fondamentaux dans le monde agricole. Les générations peinent à se renouveler (moins de relève familiale, manque d’attractivité du métier, investissements de départ élevés) tandis que le rapport au travail et au capital évolue (personnes non issues du monde agricole, volonté de mobilité professionnelle, recherche d’un meilleur équilibre pro/perso).

Faire évoluer les fermes vers le schéma coopératif d’une SCOP (Société Coopérative et Participative) apparaît alors comme une voie possible pour accompagner les mutations du monde agricole. Voilà tout l’intérêt d’éprouver, étudier, questionner le passage vers ce statut.

« Notre moteur, c’est la salarisation des exploitants agricoles : comment les accompagner pour garantir une meilleure protection sociale ? » indique Jérôme Carpinelli, directeur adjoint de l’Union Régionale des SCOP (Urscop). Car à la différence des statuts classiques agricoles, la SCOP permet de salarier tout le monde, garantissant ainsi l’accès à plus de droits sociaux.

Sortir du cercle investissement-endettement-rentabilité

La SCOP privilégie la rémunération du travail à l’accumulation d’un capital et d’un patrimoine professionnel, ce qui permet de faciliter la transmission de l’outil de production et les entrées/sorties d’associés-salariés. Car « aujourd’hui on se dit : je deviens agriculteur peut-être pour 10 ans, pas pour toute la vie » illustre Dominique Deniaud, co-gérant de CAP44.

« J’ai déjà vécu une sortie d’associé [au bout de 5 ans de co-gérance en GAEC], avec toutes les lourdeurs administratives que cela implique [ré-évaluation économique de la ferme, etc]. Je me suis dit que c’était la dernière fois que je le faisais. » confie Ludovic. « On n’a jamais dit qu’on voulait faire carrière dans le GAEC ! Être en Scop, ça permet de sécuriser la transmissibilité.»

« Nous voulons rendre ce système plus durable » explique Benoît. Un système qui ne miserait plus sur l’accumulation d’un capital pour pallier un endettement élevé et une faible protection sociale, notamment au moment du départ à la retraite. Un système qui miserait plutôt sur la mobilité professionnelle, la transmissibilité de la ferme, une meilleure rémunération de l’effort de travail : ce que permet le statut d’associé-salarié de la SCOP. « L’idée est de changer le rapport au capital, de scinder capital et valeur travail. » appuie Soizic Gueguen, directrice de CAP44 et co-gérante de la SCIC.

« La SCOP est aussi intéressante pour la combinaison d’activités qu’elle permet, cela peut faire naître des opportunités de développement peu envisagées dans un statut classique » rappelle Adeline Bardet, chargée de mission chez CAP44. « Lorsque l’on n’est plus guidé exclusivement par la productivité, par le profit et les dividendes, on peut davantage se positionner sur des besoins de territoire, se questionner sur son impact sur la biodiversité par exemple. Ça donne de la place pour prendre en considération ces leviers-là et s’inscrire dans une agriculture plus durable. » souligne Bérengère Binot, chargée de mission Filières aux Ecossolies.

Les limites et les espoirs d’une expérimentation inédite

La ferme Bol d’herbe a fait le choix, parmi les scenarios imaginés lors de l’expérimentation, de conserver le statut GAEC pour se sécuriser économiquement et préserver le foncier. « Le statut SCOP n’est pas encore abouti dans le domaine agricole ». Les activités comme la transformation laitière et la vente directe seront, elles, hébergées sous le statut Scop.  

Un choix qui illustre qu’au-delà des promesses de transformation qu’il ouvre, le statut Scop n’est pas une évidence pour les structures agricoles, notamment parce qu’il impose un coût de charges sociales supplémentaires (le pendant à plus de protection sociale !) et parce qu’il rencontre de sérieux freins réglementaires.

Passer en Scop prive les fermes de certains droits économiques et administratifs, comme par exemple l’accès à titre individuel à des aides PAC. « Depuis le début, la question de la rentabilité est au cœur de nos inquiétudes », indique Benoît Sénéchal. « Si demain, les aides diminuent, il faut que l’on puisse continuer à tourner quand même ». Pas étonnant que le statut Scop demeure très rare dans le monde agricole.

Documenter pour mieux essaimer et faire bouger les lignes

Le suivi de l’expérimentation jusqu’en 2027 permettra de continuer à identifier les freins et leviers, les pré-requis à la transformation et les points de vigilance.

Les objectifs ? Mettre en place une offre d’accompagnement adaptée pour que de nouvelles fermes se transforment ou pourquoi pas se créent en Scop. Mais aussi rendre publiques les conclusions, les mettre à disposition pour démontrer que le scénario est duplicable et porter un plaidoyer au niveau national et européen.

Parce que voir nos fermes disparaître, nos paysages s’uniformiser, nos agriculteurs et agricultrices abandonner n’est pas une fatalité. Pour faire bouger les lignes, la bataille se jouera à tous les niveaux, règlementaires, professionnels, socio-culturel, syndicaux, politiques. Pour que « ce qui est aujourd’hui un acte militant devienne demain un acquis, que la SCOP devienne une option possible pour tout projet agricole » espère Benoît Sénéchal.

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* Ce statut de l’ESS recouvre des entreprises dont le capital est majoritairement détenu par ses salarié·es et où les décisions sont prises démocratiquement, selon le principe « 1 personne = 1 voix ».